La prise en compte de la psychologie par le juge en droit de la famille (RIEJ, 2012)

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Article paru dans la R.I.E.J., 2012.69 121 (Pour une version complète avec notes de bas de page)

Résumé - La prise en compte de la psychologie est une nécessité pour le juge de la famille. La psychologie judiciaire constitue tant un savoir qu'un savoir-faire indispensables pour exercer son office et rendre la justice en matière familiale. Elle implique le développement d'une formation adéquate des juges, ainsi que la construction et la reconnaissance d’une discipline spécifique. 

Article in extenso :

« La justice est à la fois une idée et une chaleur de l’âme. Sachons la prendre dans ce qu’elle a d’humain, sans la transformer en cette terrible passion abstraite qui a mutilé tant d’hommes. »

Albert Camus


Le droit n’est pas la psychologie et le juge ne peut être un spécialiste de tous les savoirs. Pourtant, la psychologie est indispensable au juge en général, et à celui de la famille en particulier. Il se prononce sur les aspects les plus intimes de l’existence des personnes, le couple, la séparation et les conséquences de celle-ci pour les enfants (autorité parentale, fixation de la résidence, droit de visite et d’hébergement), la filiation, les successions, voire les régimes de protection des personnes vulnérables. Ce constat peut irriter, effrayer, décourager, mais il s’impose à qui est prêt à regarder et à voir le fonctionnement de l’institution judiciaire en matière familiale, encore plus s’il en a été lui-même un acteur direct ou indirect, tant il est vrai que l’expérience peut ouvrir le regard, et que la posture de la neutralité n’est souvent que le masque de l’indifférence laquelle n’est pas un gage d’objectivité. La prise en compte de la psychologie par le juge n’est pas aisée. Les juristes sont souvent réticents vis-à-vis de la psychologie pour des raisons théoriques et pratiques. D’un point de vue théorique, le droit a été élaboré comme une discipline autonome. En France, les théoriciens du droit ont majoritairement voulu séparer le droit des sciences humaines, craignant qu’elles ne l’annexent. La psychologie ou la sociologie peuvent être utilisées pour délégitimer les normes juridiques, sous couvert de scientificité, et en réalité de manière partisane. Mais rien n’empêche que le droit assume pleinement son rôle de régulation sociale, pose des interdits, tout en utilisant les sciences humaines, dont la psychologie, comme moyens d’appréhension du donné individuel et social qui constituent une de ses matières premières. L’interdisciplinarité peut être conçue comme un « dialogue susceptible de s’établir entre juristes et représentants d’autres disciplines ». Par ailleurs, la doctrine distingue le droit de la morale, l’une régissant la conduite extérieure des personnes, l’autre leur intériorité. Elle fonde cette distinction sur la volonté de garantir la liberté individuelle et de conscience. L’intrusion dans les pensées des citoyens, via notamment la propagande, caractérise les régimes dictatoriaux ou autoritaires. Même en démocratie, les sciences humaines peuvent être utilisées au service du contrôle social, ainsi que l’a dénoncé notamment Michel Foucault. Toutefois, refuser le contrôle des consciences n’implique pas de renoncer à comprendre le fonctionnement psychique et le comportement des personnes, dans la mesure strictement nécessaire à la prise de décision judiciaire. Au contraire, le déni de la dimension psychologique risque de conduire aux erreurs de jugement, à l’arbitraire, et à l’insécurité juridique. La psychologie, en tant que discipline scientifique, a vocation non à accroître, mais à limiter le pouvoir judiciaire, en encadrant davantage la prise de décision. Enfin, en matière spécifiquement familiale, l’intervention du juge se heurte au droit au respect de la vie privée et familiale (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, article 8). D’un point de vue pratique, la prise en compte de la psychologie par le juge est une tâche complexe, lourde et dangereuse. Elle se heurte à un double risque. D’une part, le juge peut être tenté de se dessaisir de sa responsabilité au profit d’experts, renonçant à contrôler et à interpréter leurs conclusions, lesquelles peuvent être erronées, partiales ou excéder la mission confiée, comme l’a mis en lumière le procès d’Outreau. D’autre part, le juge peut au contraire recourir à un « psychologisme » dépourvu de tout caractère scientifique, dans le seul but de justifier ses décisions. L’approche psychologique et éthique du droit de la famille ne constitue pas une menace pour le droit mais une méthode pour le faire progresser au service de la société et des personnes. Un tel progrès est évidemment subordonné à un usage adapté de cet outil, et au respect de la fonction propre de chaque discipline. Les rapports entre psychologie et droit restent à construire, ce qui représente un champ de recherche et d’expérimentation dont l’intérêt en France est inversement proportionnel à l’engouement qu’il suscite. Les abus et dévoiements de la mise en œuvre de la psychologie dans le processus judiciaire ne peuvent à eux seuls suffire à discréditer la démarche. La négation de la psychologie ne suffit pas à en abolir l’empire sur les comportements individuels, des justiciables et du juge lui-même. Au contraire, elle fait le lit d’une influence d’autant plus pernicieuse qu’elle opère dans l’opacité et le non-dit, hors de toute parole et de toute mise en forme, donc de tout contrôle, de toute contestation et de tout contre-pouvoir. Là où l’humain domine, on peut faire le choix soit de le nier pour s’y livrer au gré du chaos des conditionnements, des inconscients et des préjugés, soit de travailler à y voir plus clair, de manière professionnelle, voire scientifique. En droit de la famille, l’humain mérite d’être traité comme objet d’un savoir, davantage que comme objet d’un pouvoir sans contrepartie de légitimité ni d’utilité pour les justiciables. Il n’est pas envisageable qu’en la matière, le droit organise les rapports entre les personnes (fonction traditionnelle du droit) selon un simple souci d’ordre. Cette position est éthiquement indéfendable et pratiquement contreproductive. Elle est absurde en ce qu’elle impliquerait d’organiser les comportements humains sans chercher à les comprendre, dans leurs manifestations, dans leurs causes et leurs effets. Une justice de la famille qui se bornerait à gérer  les conflits, donc la souffrance, en les niant et en les évacuant, contribuerait seulement à les aggraver en conférant aux injustices le sceau de l’autorité, ajoutant ainsi l’injustice à l’injustice, la caution étatique à la violence privée. A l’inverse, qui réfléchit au droit de la famille et au rôle du juge ne peut se contenter de bons sentiments. Une prise en compte rigoureuse des données de la psychologie permet de sortir de cette double impasse du cynisme et de l’angélisme. Cette connaissance (ou plutôt cette quête de connaissance) de l’humain doit constituer un des donnés fondamentaux du droit de la famille, et pour son juge, un effort constant, et l’objet d’un savoir-faire transmissible, en un mot une des dimensions fondamentales de la technique juridictionnelle, dans un sens où la technique n’est pas extérieure à l’éthique, mais en est la mise en œuvre concrète. Le juge de la famille doit donc prendre en compte la psychologie comme savoir (I) et comme savoir-faire (II).

I. La psychologie comme savoir

Le juge de la famille a besoin de la psychologie, science des comportements humains, pour juger. Elle lui est nécessaire dans certains cas à la qualification des faits (A), et en général, à l’appréhension des faits (B).

A. La qualification des faits

1. Dans le raisonnement juridique, la qualification est l’opération intellectuelle par laquelle on rattache une situation de fait à une catégorie juridique, afin de lui appliquer un régime juridique donné (Telle personne a 17 ans, donc elle est mineure, donc elle n’a pas le droit de vote). Certaines de ces notions juridiques propres au droit de la famille renvoient à une réalité psychologique. Par définition, leur fréquence est plus importante dans cette branche du droit que dans des matières telles que le droit bancaire par exemple, le droit de la famille régissant la vie privée des personnes. Un époux  peut par exemple demander en justice l’annulation de son mariage en prouvant que son consentement a été vicié (code civil, article 146). Pour se prononcer, le juge devra rechercher quel était son véritable état d’esprit au moment de l’expression formelle de son consentement. Comment y parvenir sans un minimum de connaissance psychologique ? Lorsque l’altération des facultés mentales de la personne s’avère plus durable, le droit français prévoit des régimes de protection spécifiques, plus ou moins renforcés selon le degré de l’altération, tutelle, curatelle, ou simple sauvegarde de justice. Le juge des tutelles apprécie au cas par cas quelle mesure est « proportionnée et individualisée en fonction du degré d'altération des facultés personnelles de l'intéressé » (code civil, article 428, alinéa 2). Ici, le savoir d’ordre psychologique voire psychiatrique devient encore plus indispensable, le juge ne pouvant déléguer son pouvoir d’appréciation à un expert. Dès lors, il doit être apte à comprendre les rapports d’expertise qui lui sont soumis, et à en apprécier la pertinence, sous peine de vider de son sens sa fonction juridictionnelle. Il est significatif que la loi préfère le terme de « mental », à celui de « psychologique ». Les problèmes psychologiques sont appréhendés indirectement, à travers les éventuelles altérations mentales qui peuvent en résulter. On peut interpréter ce choix comme un signe supplémentaire de méfiance vis-à-vis du psychologique, de l’émotionnel, et de la préférence donnée au mental, et au rationnel dans le système juridique français. Il a fallu attendre 2010 pour que le droit français reconnaisse expressément la notion de violence psychologique au sein du couple. En la matière, un juge qui ne serait pas instruit sur le phénomène de violences psychologiques, sur la psychologie de la victime, pourra facilement se tromper en interprétant des comportements de passivité comme de la complaisance, voire du consentement. De même, s’il ignore la psychologie des personnes perverses dans leur complexité, il pourra prendre certaines tactiques d’emprise consistant à alterner humiliations et gratifications comme des manifestations de repentir. Le manque de connaissance des données de la psychologie, peut ainsi déboucher sur l’erreur de fait et l’application erronée de la loi. Pour autant, le droit de la famille ne requiert qu’exceptionnellement de la part du juge de prendre en compte la psychologie, il n’y a pas nécessairement lieu de le déplorer, à l’aune des principes de respect de la vie privée et familiale, et de séparation du droit et de la morale. Reste à souligner la nécessaire dépendance du juge par rapport à la loi, qu’il ne saurait, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, modifier. D’évidence, un juge ne pourrait, au nom des données de la psychologie, bien ou mal comprises, écarter l’application d’une loi. Un juge aux affaires familiales n’a pas le droit, par exemple, d’exclure au nom de la théorie de la figure d’attachement préférentiel selon laquelle pour certains psychologues l’enfant a besoin en cas de séparation des parents d’un lien prépondérant avec l’un d’eux et d’écarter la garde alternée prévue par la loi. D’où l’importance, au stade de l’élaboration des lois, d’une prise en compte de la psychologie. Force est de constater en France son caractère très parcellaire et limité. Une objection consiste à affirmer que l’édiction des lois ne peut être confisquée par des experts, mais doit rester un processus démocratique. Une telle prise en compte de la psychologie dans le processus normatif n’a pourtant pas vocation à éclipser le politique (pas plus qu’elle n’éclipse le droit). En témoigne l’absence de consensus entre les experts eux-mêmes sur la plupart des sujets (garde alternée, mariage homosexuel, homoparentalité, « syndrome d’aliénation parentale »…). Elle doit au contraire fournir des éléments pertinents de discussion pour le débat public, et contribuer à l’expression d’une volonté éclairée des représentants de la Nation. Loin d’entrer en concurrence, les savoirs et les institutions se complètent, interagissent. Ce pluralisme et cette interaction des discours disciplinaires sont seuls à même de garantir le bon fonctionnement de chaque sphère et de la société elle-même. Hors des notions juridiques qui renvoient expressément le juge à une réalité psychologique, le juge a-t-il besoin de recourir à la psychologie ? Le droit n’effectue-t-il pas une sélection, entre les faits pertinents, qui permettent de déterminer l’application d’une règle de droit, et ceux qui ne le sont pas, dont il n’a pas en principe à se préoccuper ? En réalité, la psychologie reste utile au juge pour l’appréhension des faits.

B. L’appréhension des faits

En matière de contentieux familial, la psychologie sert au juge à appréhender les faits, en amont et en aval de sa décision.

1. En amont de sa décision, elle lui permet non seulement d’établir les faits (pour ensuite les qualifier) mais encore de les apprécier (pour appliquer la règle de droit au cas d’espèce). Premièrement, la réalité des faits n’est souvent pas facilement accessible, s’agissant des situations de conflit, parfois aigu, où chaque partie à intérêt à faire triompher sa prétention donc à convaincre le juge au besoin par le mensonge, la manipulation, la production de fausses attestations du bien-fondé de ses prétentions. Au simple plan de la parole, l’affrontement de thèses opposées, parfois en l’absence d’éléments matériels fournis, ne peut se résoudre par la seule technique juridique. Deuxièmement, les règles du droit de la famille confèrent pour beaucoup un large pouvoir d’appréciation au juge. Il se trouve requis de trouver les solutions conformes à des notions cadres, appliquant ainsi une règle de droit qui ne pose pas en elle-même la solution directement mais constitue plutôt une méthode pour y arriver. Or, celles-ci n’exigent pas du juge qu’il se contente de rattacher une situation de fait à une catégorie juridique (cette personne a 17 ans, donc mineure). Elles lui imposent de porter un jugement de valeur sur une situation en fonction d’un critère général et abstrait. Le meilleur exemple est celui de la notion d’intérêt de l’enfant, qui est un concept fondamental et prioritaire du droit de la famille français et plus largement européen (Convention du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant, articles 3.1, et 9.3). Ainsi, le juge doit, dans toute décision susceptible de le concerner, faire prévaloir l’intérêt de l’enfant (code civil, article 373-2-6, alinéa 1), et pour ce faire, non seulement apprécier sa situation actuelle, mais également évaluer les conséquences psychologiques des différentes mesures envisagées. De fait, cet intérêt de l’enfant ne se réduit pas à de simples considérations matérielles (la grandeur de sa chambre, les revenus de ses parents, etc.) mais concerne principalement son équilibre psychique et son sentiment de sécurité et de bien-être (la santé mentale, la disponibilité affective de ses parents par exemple). Or, l’appréciation de ces données requiert un certain savoir. A défaut, le caractère indéterminé de la notion sert de caution à l’arbitraire du juge. Là encore, le mauvais usage ou l’abus d’une notion ne doit pas suffire à la discréditer. Une réflexion pluridisciplinaire sur le sens, le contenu et les enjeux de la notion d’intérêt de l’enfant est seule à même de conférer au concept tout son intérêt et sa portée dans le jugement des affaires familiales. Certes, on peut s’inquiéter que la notion d’intérêt de l’enfant implique une négation de l’intérêt des parents. On pourra objecter que celui-ci peut être appréhendé au moins en partie à travers celui de leurs enfants qui ont besoin que leurs parents puissent conserver leur équilibre pour assurer leur mission éducative. La recherche de l’intérêt de l’enfant ne doit pas non plus servir à nier l’existence d’un conflit parental, et à obtenir un accord forcé au prix de l’abdication du parent le plus conciliant de ses prétentions pourtant légitimes. Une telle démarche constitue un contresens psychologique, pas une preuve du vice de la notion d’intérêt de l’enfant elle-même. L’absence de consensus des psychologues sur la notion d’intérêt de l’enfant représente une objection plus sérieuse. Le caractère souvent passionné des controverses découle certainement en bonne partie des enjeux très politiques de la question. Dire que la garde alternée est favorable ou nuisible aux enfants, c’est aussi permettre ou exclure la revendication des parents à un partage égalitaire de l’accès à leur enfant. Dire que l’intérêt de l’enfant est d’avoir deux parents de sexe opposé, c’est exclure la revendication des personnes homosexuelles d’accéder à la coparentalité et inversement. L’absence de capacité de la psychologie à donner des réponses arrêtées et à produire des vérités consensuelles n’est pas une raison suffisante pour escamoter toute réflexion, la recherche de vérités relatives, provisoires, voire expérimentales. Au-delà de toute idéologie, la psychologie, science des comportements humains, reste la technique la plus appropriée pour appréhender et comprendre la réalité des rapports au sein d’une famille, de la manière la plus professionnelle et objective possible. Un juge qui, par mauvaise connaissance de la psychologie d’autrui et de la sienne propre, va mal apprécier l’existence d’un danger qu’il va minimiser (déni de la réalité en matière d’abus sexuel par exemple), ou donner raison à un époux par pure idéologie, peut être responsable de conséquences dramatiques pour l’enfant. La connaissance des conduites humaines, dans leurs causes, leurs manifestations et leurs conséquences est doublement utile au juge de la famille.

2. La psychologie aide également le juge à appréhender les faits en aval de sa décision. Elle constitue son seul recours pour anticiper autant que faire se peut (au-delà de la marge incompressible d’inconnu), les répercussions de ses décisions, notamment leur chance d’être appliquées. Les données de la psychologie lui fournissent des connaissances déterminantes dans l’exercice de sa fonction de juger. Mais, il ne peut se contenter du savoir, il doit acquérir et développer un savoir-faire.

II. La psychologie comme savoir-faire

Ce savoir indispensable sur le sens des conduites humaines au sein de la famille n’est pas un objet d’étude désincarné. Il est une pratique (A) exercée par un homme, le juge, laquelle implique une formation (B).

A. Une pratique

1. L’usage de la psychologie par le juge de la famille n’est pas celle d’un scientifique qui a choisi les conduites humaines comme objet d’étude. La prise en compte de la psychologie se réalise nécessairement dans le cadre de l’exercice de sa fonction de juger, selon les règles de procédure qui régissent son office. Elle s’inscrit dans une prise de décisions au cas par cas, la loi interdisant au juge d’empiéter sur le pouvoir législatif en édictant une quelconque règle générale et abstraite (code civil, article 5), notamment qui se réclamerait des données de la psychologie. Le juge ne pourra par exemple motiver sa décision en affirmant que par principe, la garde alternée doit être évitée au regard des études qui dénoncent ses méfaits pour les jeunes enfants. La psychologie n’en constitue pas moins un savoir-faire au service du juge de la famille. Elle seule peut lui permettre d’éviter certains pièges propres à la matière. Premièrement, pour l’appréhension des faits, le juge de la famille doit déjouer les ruses plus ou moins conscientes des parties pour accéder à la vérité et créer les conditions de sa manifestation. L’importance capitale des enjeux en matière familiale (exercice de l’autorité parentale, résidence d’un enfant, annulation d’un mariage, etc.), rend les tentatives de manipulation fréquentes. Or, le juge doit assumer son rôle de garant de la loyauté de la procédure. Il devra donc faire preuve de perspicacité, d’un sens aigu de l’analyse, d’une profonde connaissance de l’âme humaine pour ne pas être dupe, ou le moins possible. Il devra être capable de faire preuve à la fois de prudence (en cultivant un doute constructif par rapport à certaines accusations) et de courage pour lutter contre sa propension à céder à ses a priori, ou à se retrancher derrière des mécanismes de défense bien souvent à l’œuvre face à l’horreur de certaines situations (mécanisme du déni, notamment, face à des situations de maltraitance, ou d’inceste). Le juge doit être conscient de son importante part de responsabilité dans le processus de manifestation de la vérité. Il ne peut minimiser l’impact de son propre comportement à l’égard des justiciables dans l’expression de leur parole sous peine d’être à la fois auteur et victime de la déformation qui risque de s’ensuivre dans la présentation de leur vécu. Il doit acquérir les méthodes appropriées de tenue d’audience, d’audition des parties, et des enfants le cas échéant. Ni la démonstration gratuite d’autorité, ni le paternalisme intrusif, ni l’humiliation des parties, n’ont jamais créé les conditions propices à la prise en compte de la psychologie par le législateur dont on ne peut que regretter le caractère très limité. Un tel appel aux experts de la psychologie ne met pas en péril la discussion démocratique, tant les eux-mêmes sont sur de nombreuses questions essentielles partagés (questions de la garde alternée, de l’homoparentalité par ex.). Il n’en reste pas moins qu’un appel large et pluraliste aux experts reste le seul moyen pour informer la population et mettre les citoyens en mesure de se prononcer de manière éclairée.  A l’inverse, le juge ne doit pas pécher par excès de complaisance ou de naïveté, renonçant à mettre dans le débat certaines contradictions sur lesquelles il doit amener les parties à s’exprimer. Entre ces deux excès, l’équilibre n’est pas aisé à trouver.
Deuxièmement, au stade de la prise de décision, la psychologie intervient à un double niveau. D’une part, au niveau de la décision elle-même, elle permet au juge d’anticiper les effets de sa décision. D’autre part, au niveau de la motivation de cette décision, c’est-à-dire des raisons avancées pour la justifier, la psychologie doit renseigner le juge sur les enjeux psychologiques de son discours sur et à destination des parties. Elle ne peut que le sensibiliser à l’impact des mots et des appréciations que les justiciables y liront, dans un contexte souvent de grande souffrance, marqué par le sentiment de l’injustice du comportement de l’autre conjoint. Les termes même de cette motivation peuvent causer à l’une des parties, voire aux deux, un dommage moral injuste (dans l’hypothèse où les appréciations portées s’avèreraient erronées). Se pose la question de la limite du pouvoir du juge dans la motivation, pourtant rarement posée, et de son éventuelle responsabilité. La réponse réside en grande partie dans les principes de procès équitable et d’impartialité du juge (convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, article 6), mais aussi le droit à la vie privée et familiale (article 8 de ladite convention et article 9 du code civil). Ce dernier doit conduire le juge à s’efforcer de limiter ses intrusions au strict nécessaire par rapport au but poursuivi et à faire preuve de prudence dans les jugements de valeur qu’il porte sur les parties. En droit positif, le législateur lui-même a bien compris qu’il ne pouvait, en matière de contentieux familial, faire l’économie de considérations psychologiques.

2. Pourtant, ce souci de la psychologie reste très partiel dans le système juridique français, voire largement fondé sur une connaissance approximative des enjeux psychologiques des relations intrafamiliales. Les règles relatives à la parole des justiciables visent à recueillir leur avis libre et éclairé. La parole est en effet le premier vecteur d’expression des parties au procès. Or, si le contact direct entre le justiciable et son juge semble favorisé en matière familiale, ce principe connaît des limitations critiquables dans son champ d’application comme dans ses modalités d’exécution. L’espace de parole ainsi organisé s’avère limité à une seule audience, le plus souvent vite expédiée par un magistrat surchargé. La loi donne d’ailleurs pouvoir au magistrat de faire taire les parties, en fonction de critères très subjectifs, qui lui laissent une grande liberté d’appréciation. Elle dispose que le juge peut retirer la parole aux parties « si la passion ou l’inexpérience les empêche de discuter leur cause avec la décence convenable ou la clarté nécessaire» (code de procédure civile, article 441, alinéa 2) . Le législateur considère défavorablement l’inexpérience (qui est pourtant le propre du justiciable) et la passion des parties (qui est une réalité du phénomène familial), qualifiée d’indécente. Le droit français se méfie des émotions du justiciable. En matière d’audition des enfants concernés par une procédure, l’autorité normative, intervenue plus récemment pour mettre le droit français en conformité avec le droit international (cf. supra), a fait preuve de davantage de subtilité. Le droit français a reconnu au mineur capable de discernement le droit d’être entendu par le juge (ou une personne désignée par le juge) dans toute procédure le concernant (code civil, art. 388-1). Le critère unique réside dans la  notion de capacité de discernement, dont on peut sans peine reconnaître le caractère pertinent. Le texte traduit un souci de garantir de bonnes conditions d’expression du mineur, notamment en permettant son assistance par la personne de son choix, sous le contrôle du juge. De telles règles sont en elles-mêmes évidemment insuffisantes pour garantir le bon déroulement de l’audition de l’enfant qui reste subordonnée aux qualités personnelles d’écoute et d’humanité du magistrat qui l’entendra. On peut regretter voire dénoncer les carences du système français en matière d’abus, voire le vice d’un système, qui, sans doute par sentiment d’impuissance ou volonté de se protéger d’une réalité trop difficile à affronter, stigmatise les parents qui font part de leur inquiétude et expriment des suspicions d’abus. Or, face à l’importance statistique du phénomène (mieux reconnue dans d’autres pays qu’en France), et à la gravité du risque en cause, n’est-il pas troublant de craindre davantage des suspicions infondées qu’une protection tardive ou inexistante d’un enfant en danger? Nombreux sont les commentateurs qui présentent comme danger principal le risque d’accusations abusives, avant même le risque d’inaction fautive, jetant ainsi de manière perverse le discrédit sur les personnes qui ont le courage d’alerter les autorités judiciaires. Il revient à la justice de confirmer ou d’infirmer les craintes, mais au terme d’une indispensable phase de doute et d’investigation. Par ailleurs, on peut s’étonner de la tendance de la justice familiale, fortement encouragée par le législateur, à favoriser à tout prix le règlement amiable des différends. D’importants espoirs semblent ainsi placés dans la médiation. Dans la pratique, elle est apparue en France, sous une forme conventionnelle, dans les années 80. Cette technique est censée favoriser la prise de responsabilité des parents, notamment vis-à-vis des enfants, et leur adhésion à la solution adoptée. Elle repose en réalité en grande partie sur une propension à nier les conflits et à en stigmatiser les acteurs, disqualifiant leurs prétentions et indignations légitimes. Son éventuelle efficacité dépend en tout état de cause de la qualité des intervenants, de leur formation, et de leur conscience des limites de leur office. Toujours est-il que le credo du règlement amiable des différends familiaux signe un aveu d’impuissance du juge voire du système judiciaire à régler ces conflits, qui se retourne contre une partie faible voire deux justiciables aux intérêts légitimes mais antagonistes qui se voient ainsi sommés d’abdiquer de leurs prétentions. L’angélisme procédural confinant vite au cynisme, le pragmatisme humaniste requiert un solide effort de formation.

B. Une formation

1. La prise en compte de la psychologie par le juge de la famille, qu’elle réponde à une obligation juridique ou à une nécessité éthique, nécessite donc un savoir-faire qui implique une formation. La psychologie judiciaire a vocation à se développer en tant que discipline, objet de recherches et d’enseignement. En France, hormis en matière pénale où la criminologie en tient lieu, la psychologie judiciaire n’est pas une discipline universitaire reconnue. Très peu d’ouvrages y sont consacrés. Pour les futurs magistrats, cette matière devrait être obligatoire. La réalité est décevante. Au stade du recrutement des futurs élèves magistrats français, aucune épreuve ne porte sur la psychologie ou l’éthique. Certes, à l’ENM (Ecole Nationale de la Magistrature), un effort évident de sensibilisation aux enjeux et techniques de nature psychologique est fait. La « capacité à la relation, à l’écoute et à l’échange » figure parmi les treize capacités à acquérir pour le futur magistrat selon le programme officiel de l’Ecole Nationale de la Magistrature. Un des huit pôles d’enseignement est consacré à la « communication judiciaire ». Il comprend notamment une formation à la conduite d’entretien judiciaire (dont l’approfondissement de l’entretien avec les personnes vulnérables), aux techniques de conciliation, et d’écoute active. Un deuxième de ces pôles, dirigé par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, porte sur l’« environnement judiciaire ». Mais, il vise tant des enseignements de psychiatrie, que de psychologie, de sociologie et de médecine légale. Aucune existence autonome n’est conférée à l’application de la psychologie au travail judiciaire. Un troisième pôle est consacré aux « humanités judicaires ». En dépit de cette appellation prometteuse, la formation dispensée recouvre des données plus historiques (histoire de la fonction et de l’institution judiciaire) et « déontologiques » qu’humanistes et psychologiques. Les raisons de cette relative carence dans la formation des juges à la psychologie sont multiples. Du point de vue politique au sens large, on craint sans doute un conflit entre un nécessaire exercice de l’autorité et une excessive sensibilisation aux souffrances d’autrui. Pourtant, l’empathie ne débouche pas nécessairement sur une perte de la capacité décisionnelle. Du point de vue économique, il est vrai qu’une démarche intégrant la psychologie implique un temps accru passé sur les dossiers, dont un coût accru pour l’institution judiciaire.  En Italie, le travail de recherche interdisciplinaire entre droit et psychologie correspond également à des initiatives isolées, mais plus poussées. (Cf. G. GULOTTA, Compendio di psicologia giuridico-forense, criminale e investigativa, Milano, Giuffrè Editore, 2011, pp. 289 à 339). Mais aucune monographie n’a été consacrée à la question, pas plus qu’en France, de la psychologie appliquée au droit et à la justice de la famille. Toutefois, l’intérêt général est en jeu, s’agissant d’un service public qui touche aux fondements mêmes de la société, et concerne une bonne partie de la population, dans les aspects les plus cruciaux de son existence. Du point de vue idéologique ou corporatiste, certains redoutent peut-être une perte d’identité du droit face aux sciences sociales. Comme il l’a déjà été soutenu, les disciplines sont complémentaires et non concurrentes, à condition de définir leurs fonctions et limites respectives. L’acquisition des savoir-faire requiert en outre une formation continue, là encore nettement insuffisante.

2. Enfin, des garanties doivent être données aux justiciables. Premièrement, l’évaluation des magistrats devrait tenir compte, au moins en partie, de leur aptitude à l’écoute, et au respect d’autrui. Sans aller jusqu’à adopter le système américain où les juges sont élus, une réflexion pourrait être menée sur la possibilité pour le justiciable d’exprimer son avis sur la qualité du travail de ses juges. Deuxièmement, seul l’engagement de la responsabilité d’un juge peut constituer une réponse effective en cas de faute caractérisée et préjudiciable. Une partie devrait pouvoir obtenir réparation en cas d’utilisation par un magistrat de termes ou propos agressifs ou humiliants sans utilité pour la résolution du litige, ou en cas d’appréciation négative en lien avec l’objet du litige mais ne reposant sur aucun élément objectif suffisant. La conduite isolée d’un magistrat peut en effet non seulement causer du tort au justiciable, mais encore nuire à l’image qui est donnée de l’institution judiciaire. Enfin, le juge ne doit pas être paralysé ou contrarié dans sa démarche éthique par des  politiques de rentabilité et la survalorisation d’une approche exclusivement quantitative.

Conclusion - Loin de rendre le juge tout puissant, une prise en compte bien comprise de la psychologie par le juge de la famille limite son pouvoir et lui confère sa légitimité. Un tel constat est plus que jamais opportun dans une période marquée par la crise dans tous les secteurs de la vie sociale. Crise de la société, de la famille, crise du droit de la famille. Or, l’intérêt de toute crise est de libérer la parole, de remettre en cause, donc d’ouvrir la voie à un progrès. Quelques propositions de mise à contribution de la psychologie au profit de la justice de la famille 1. Développer la recherche expérimentale sur l’impact psychologique de l’expérience judiciaire chez les justiciables en matière familiale (sentiment d’avoir été écoutés, ressenti par rapport à la procédure…). 2. Créer une mission de réflexion au sein du ministère de la justice sur les apports de la psychologie à la justice, en matière familiale. 3. Créer un enseignement spécifique à l’école de la magistrature. 4. Organiser des formations continues pour les magistrats. 5. Rédiger un code de déontologie des magistrats en matière d’accueil des justiciables et de rédaction des décisions en matière familiale. 6. Prendre en compte exprès dans la notation des magistrats des savoir-faire liés à la psychologie judiciaire. 7. Rédiger un protocole national sur les règles à suivre en matière d’audition des enfants en justice.

 

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