"Pédocriminalité : en finir avec le déni et l'impuissance du système judiciaire", in Frontpopulaire.fr, 1er décembre 2023

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Pour protéger les enfants victimes d’inceste et de violences sexuelles, il faut en finir avec le déni social et avec la perversion du système judiciaire 

Maud Coudrais

Avocate au Barreau de Paris

 

Le rapport publié le 17 novembre 2023 par la CIIVISE (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants) constitue une véritable révolution en ce qu’il dévoile la réalité des violences sexuelles y compris incestueuses faites aux enfants. 3, 9 millions de femmes (14,5 %) et 1,5 millions d’hommes (6,4 %) soit environ 1 personne sur 10, ont subi des violences sexuelles dans leur enfance. 160.000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles, soit un enfant victime de viol ou d’agression sexuelle toutes les 3 minutes en France. Les violences sexuelles incestueuses représentent 32 % des plaintes pour agression sexuelle contre un mineur. Le rapport pose la question de la réponse institutionnelle et plus particulièrement judiciaire à ce fléau. Le constat implacable dressé par la CIIVISE est celui d’un échec dramatique.

Le système judiciaire est perverti en ce sens qu’il protège ceux qui agressent et pénalise ceux qui protègent. Cette affirmation est dérangeante car le sérieux et l’objectivité du travail de la CIIVISE ne laissent plus place au soupçon du fantasme. 3 % des violences sexuelles commises sur des enfants aboutissent à une condamnation des agresseurs et seulement 1% dans les cas d’inceste. Si la responsabilité de cette impunité n’incombe pas exclusivement à l’institution judiciaire, la CIIVISE pointe néanmoins à juste titre les signalements non faits, les dépôts de plainte refusés, les enquêtes bâclées ou inexistantes, les méthodes traumatisantes d’audition, les classements sans suite hâtifs, la correctionnalisation des crimes, les sanctions dérisoires… Dans l’avis du 27 octobre 2021, intitulé « A propos des mères en lutte », la commission avait déjà mis en évidence le calvaire que vivent tant de ces mères qui demandent à la justice de protéger leur enfant (97 % des violences sexuelles contre les mineurs sont commises par des hommes). Elles sont suspectées voire accusées quasi systématiquement par les psychologues, les juges, les avocats eux-mêmes, de manipuler leur enfant pour nuire à leur conjoint (prétendu « syndrome d’aliénation parentale », pourtant proscrit par le Ministère de la Justice), de vouloir « évacuer le père », d’être « folles », « hyper-protectrices ». Par une flagrante inversion des valeurs, tout se passe comme si les professionnels de la justice craignaient davantage qu’une mère cherche à se venger du père de ses enfants, qu’un enfant soit violenté sexuellement par son père, en dépit d’une réalité statistique diamétralement opposée. Le rapport de la CIIVISE renvoie à une étude statistique de 2005 (Trocmé et Bala) qui estime le taux de dénonciations mensongères à 2 %. Une précédente étude commandée en 2021 par le ministère de la Justice à partir de 30.000 procédures avait estimé ce pourcentage à 0,8 %.

La CIIVISE décrit admirablement le tabou et le déni de l’inceste et des violences sexuelles contre les enfants. En témoigne d’ailleurs l’attitude des pouvoirs publics eux-mêmes. Après avoir créé la CIIVISE, l’exécutif en a ostensiblement boudé les travaux, comme le prouve l’inanité du « plan du Gouvernement contre les violences faites aux enfants pour 2023-2027 » présenté le 20 novembre. Ce déni porte sur la réalité du phénomène, sur sa fréquence et sur la gravité de ses conséquences sur les victimes. Ce déni concerne aussi la très lourde responsabilité du système judiciaire lui-même dans le renforcement de la stratégie de l’agresseur et l’anéantissement psychologique des victimes. 54 % d’entre elles estiment que la procédure pénale a eu un impact négatif sur leur parcours de vie. A la souffrance liée aux violences sexuelles s’ajoute la violence provoquée par la maltraitance judiciaire. L’institution censée protéger et incarner l’autorité se comporte comme le père abuseur, en trahissant la confiance de l’enfant. La dérive technocratique de l’institution judiciaire et la propension excessive des praticiens du droit à la rationalisation ne font qu’aggraver la situation. D’ailleurs, les techniciens eux-mêmes revendiquent la raison, l’objectivité comme un rempart contre l’arbitraire. Mais la pseudo-neutralité du juriste pourrait n’être que le masque de l’indifférence.

Pourtant, ne cédons pas à la tentation de détruire nos garanties juridiques fondamentales au nom de ce combat ô combien légitime. Evitons d’errer d’un excès à l’autre. Les personnes courageuses qui dénoncent les dysfonctionnements de l’institution judiciaire et les limites du droit risquent malgré elles de renforcer la croyance selon laquelle le juridique serait par nature incapable de répondre à la souffrance des victimes. Or, ce préjugé empêche toute amélioration réelle du droit et des pratiques. En outre, l’outrance donne aux adversaires du changement un argument tout trouvé pour le discréditer. On peut regretter que la CIIVISE relaye le très nuisible slogan « On vous croit ». Il n’est pas possible, dans un Etat de droit, de méconnaître le principe de la présomption d’innocence, c’est-à-dire de considérer la parole d’un plaignant comme indiscutable. Car nul n’est à l’abri d’une dénonciation calomnieuse. En outre, sacraliser la parole de l’enfant peut se révéler contre-productif, en lui faisant porter une responsabilité excessive.

La vérité, c’est que le système juridique n’est pas pervers en soi, on l’a perverti. La vérité, c’est que le droit peut permettre de protéger beaucoup mieux les enfants violentés qu’il ne le fait actuellement. La technique juridique, comme toutes les techniques, n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Il est possible d’en faire un usage bienfaisant ou pervers. Ce qui fait la différence, c’est la bonne foi et la bonne volonté des professionnels. Commençons déjà par prendre la parole des enfants au sérieux, en s’entourant de toutes les précautions nécessaires, et agissons en conséquence. Réformons le délai de prescription pour prendre en compte la réalité de l’amnésie traumatique. Mettons en œuvre le principe de précaution qui prévaut bien dans d’autres matières. Arrêtons de stigmatiser les mères protectrices. Menons de véritables enquêtes. Cessons de juger les faits de manière expéditive pour désengorger les tribunaux…Comme disait Aldo Moro, « Quand on a dit la vérité, il ne faut jamais le regretter. La vérité illumine toujours. Elle aide à être courageux ».

Dernière parution : Réhumaniser le droit, LGDJ, 2023.

 

 

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